L’apprentissage de la liberté
L’apprentissage de la liberté, par Dominique Riel
Note: certaines formulations peuvent être propres à la langue orale.
L’éducatrice, mes parents et moi avions visité plusieurs appartements dans le même secteur. Je suis tombée sous le charme du dernier appartement visité : l’emplacement était génial et l’est encore aujourd’hui, vingt-sept ans plus tard. Je suis à deux minutes d’un supermarché, dix d’un métro et quatre pharmacies, mais le plus important : une piscine dans la cour, la belle vie quoi!
Je me souviens avec émotion – et un petit rire en coin – de cette journée de déménagement, le sept avril mille neuf cent quatre-vingt-onze. J’avais dix-huit ans. J’ai dormi dans mon sac de couchage à terre avec, à mes côtés, mon téléphone harmonie rouge. Pas évident lorsque tu es paralysée de dormir à terre, mais là ce n’était pas grave, j’étais chez moi. Soudain, j’entends un bruit d’avion, oui un gros avion, t’sais un qui est si bas que tu peux compter les boulons. Je me suis dit : ça y est, ma vie s’arrête ici. C’est bête de mourir la journée où, en-fin, tu accèdes à la liberté! Paniquée, je suis sortie sur le balcon, persuadée que ma fin était proche… pour réaliser que j’étais la seule à paniquer! Pas besoin de vous dire qu’on s’est moqué de moi longtemps! Malgré que je croyais que l’avion était pour me tomber dessus, il fallait pas que j’oublie que les tours de contrôles existaient.
Vivement l’appartement supervisé et ses drôles d’agents de bords : mon éducatrice et mes parents. La vie en appartement impliquait la visite hebdomadaire de l’éducatrice pour ap-prendre à faire un budget et à vivre en appartement. J’étais un adulte dans un corps d’enfant, catapultée dans le monde vitesse grand V. Je ne connaissais rien à la vraie vie puisque j’en avais été coupé depuis six ans. Mon père m’a montré à faire un budget et mes parents ont fini par me coacher plus que l’éducatrice vu qu’ils étaient très présents. On s’appelait souvent. Ma mère m’a confié qu’elle faisait ça pour être sûre que je mangeais à ma faim. Je devais donc apprendre à faire l’épicerie, faire un budget et me faire à manger, tout ça en même temps. Ayoye! Les années où j’aurai dû apprendre, j’étais en psychiatrie, placée. Mais qu’à cela ne tienne : c’est à cette époque que j’ai appris à me virer sur un dix cenne!
Un matin, j’étais dans mon lit et je voulais manger quelque chose en particulier. Je me suis assise carré dans le lit en me disant : si tu veux manger, ma grande, tu dois aller l’acheter. Je venais de réaliser la règle de base pour vivre pour soi-même : si toi, tu le fais pas, personne le fera à ta place. Les six dernières années, je les avais passées soit en institutions, soit en foyer, je n’avais donc jamais eu l’occasion de me responsabiliser vis à vis l’argent et la nourriture. J’étais habituée à gérer une petite allocation, mais là, c’était différent : j’avais des chèques avec MON NOM écrit dessus. Wow! Et cette quelqu’une avait tout un caractère, en caractères gras à part de ça. J’étais enfin quelqu’une. Le mois suivant mon arrivée dans mon appartement subventionné, j’ai reçu un chèque avec mon nom écrit dessus, et celui du propriétaire, qui couvre soixante-quinze pour cent du total du loyer. Je me suis précipitée pour l’encaisser et faire un chèque au montant total à mon nom que j’ai remis à la gérante du bloc. Trois jours plus tard, le téléphone sonne : c’est mon éducatrice qui me demande ce que j’ai fait avec le chèque, je lui explique le tout. Panique à bord du 747 : je n’avais pas le droit de faire ça. Le chèque émis aux deux noms en caractères gras existait seulement pour que je le tienne dans mes mains l’espace d’un instant et que je le remettre au surintendant de l’immeuble. C’était cruel, j’étais déçue et ma réponse a été : ah bon, désolé madame! J’étais à l’école de la vie.
Vivre en appartement l’été a été une vraie partie de plaisir : avec une piscine dans la cour, j’étais aux anges! Par contre, ça a été une autre chanson durant l’automne et l’hiver parce qu’il fallait que je concilie l’école, les rencontres avec l’éducatrice et mes commissions à moi. Je marchais tout le temps. J’étais crevée. C’était exigeant. Après deux ans à ce rythme-là, j’ai eu droit à des services de soutien à domicile. Ça m’a permis de respirer et de pouvoir me concentrer sur mes études. J’ai également demandé à mes parents d’avoir un bicycle à trois roues avec un panier en arrière. On a été voir, mes parents et moi, docteure Nicole Beaudoin, ma physiatre. Je lui ai exprimé mon désir et, après discussion, on en est venu à la conclusion qu’un triporteur serait le bon compromis. Parce que j’ai perdu ma vision périphérique à gauche, c’était pas sécuritaire d’avoir un bicycle à deux roues. Mes parents ont magasiné un triporteur et ils en ont acheté un d’une connaissance de la famille. Wow! Pour moi, c’était avoir ma première voiture. Mon père m’a emmené dans la cour d’école à côté de chez moi; c’était bien beau, mais je ne savais pas conduire ça, fallait apprendre. Il m’a fait pratiquer deux trajets : un de face et l’autre de reculons. La consigne? Tu recommences jusqu’à ce que tu n’accroches plus rien. Après un après-midi, je savais conduire et j’en étais très fière, j’étais libre comme l’air!
Avec mes parents j’avançais mieux et de manière plus plaisante dans la vie qu’avec l’autre agente de bord qui dépassait les bornes en arrivant constamment en retard et en me manquant de respect. Elle me demandait toujours des choses qui la regardait pas. Un jour, elle m’a demandé combien de condoms j’avais utilisés ce mois-ci et je lui ai répondu du tac au tac en lui demandant combien de fois elle, elle s’envoyait en l’air par mois. Évidemment, elle n’a pas répondu, mais elle était déjà allée trop loin. Alors un jour où elle est arrivée en retard, je lui ai demandé : le bail ici est à mon nom? Elle me répond oui. Donc, je suis chez moi? Elle répond oui encore. Bon ben je te mets dehors et je ne veux plus jamais que tu entres ici, au revoir. Elle était tellement ébahie qu’elle en a perdu la voix. Elle n’est plus jamais revenue chez moi, ni elle ni d’autres éducatrices d’ailleurs. J’ai continué seule avec mes parents, qui sont encore présents dans ma vie. De l’amour inconditionnel, ça n’a pas de prix!
Les frontières de la liberté
Après m’être battue pour obtenir cette chère liberté de mouvement et cette indépendance, la vie m’a rattrapée et ça m’a fouettée d’un coup : seule, chez moi, enfin. Une réflexion sur ce que j’avais vécu depuis deux ou trois ans s’installait, la réalité me rattrapait. Lorsque j’ai compris que mon état d’éclopée serait permanent, j’ai été déboussolée. Avoir une vie à vivre et la vivre de cette façon-là, c’était cruel. J’avais traversé tellement d’embûches à ce jour, j’me disais que c’en était injuste. Avoir enfin une liberté pour réaliser à quel point je l’avais payée cher, que je ne savais plus trop comment dealer avec. Oui, je marchais, mais pas assez droite, pas assez longtemps à mon goût. J’avais besoin du triporteur. Trois ans auparavant j’étais chez les fous et là, bonjour welcome dans le milieu des personnes handicapées. Tout un choc. J’ai voulu en finir, mettre fin à mes jours en sautant du balcon du cinquième étage. J’ai placé ma chaise de jardin un soir, j’étais prête à sauter dans le vide, m’envoler, t’sais tant qu’à faire, rejoindre les avions trop bas, ceux qui sont tellement bas qu’on peut compter les boulons. Ben devinez quoi? J’ai même été pas capable d’embarquer sur la maudite chaise de jardin! Même ça, j’étais pas capable de le faire. Ça a été un gros crash intérieur.; le 747 venait de se planter. J’avais besoin d’un cours de pilotage en accéléré pour ce nouvel aéronef qui m’était inconnu. J’ai appelé mes parents pour leur dire. Après, j’ai débranché le téléphone et j’ai pleuré pendant cinq jours en mangeant le minimum.
J’ignore où j’ai trouvé le courage de me relever les manches et de continuer, mais je l’ai fait à ma vitesse, tranquillement. Comme un nouvel aéronef qu’on apprend à piloter, j’ai apprivoisé mon nouveau corps, qui m’était étranger, et j’ai décidé de m’aimer. Je rencontrais le cadrage des portes régulièrement puisque je ne voyais pas de mon côté gauche, au grand dam de mes parents qui ont dû me payer plusieurs paires de lunettes. Ils ont fini par opter pour une monture en métal. C’était une bataille de m’habiller à tous les matins : passer le bras gauche (coté paralysé) avant le bras droit faire la même chose avec le pantalon… j’ose pas vous dire le fun que c’est d’attacher une brassière juste d’une main! Ça m’a demandé beaucoup de patience aussi parce que je refusais le velcro dans ma vie. Elle aurait été beaucoup plus facile si je l’avais accepté dans ma vie, mais des jeans ajustés, une blouse à boutons, c’était ça la normalité pour moi et j’en décrochais pas. Ça prenait le temps que ça ne prenait point final. J’ai inventé une façon de lasser mon soulier qui me prenait au bas mot dix minutes – j’attache encore mes souliers comme ça, mais ça me prend moins de temps maintenant. J’ai toujours rejeté le velcro et, aujourd’hui, 28 ans plus tard, je le rejette encore.
À rebours, je sais maintenant qu’à la suite de mon opération au cerveau, je souffrais d’hémianopsie et d’héminégligence du côté gauche. J’en vraiment ai pris conscience lors de mon arrivée en appartement. Dans ma vie, avant, j’avais toujours été en milieu protégé. Maintenant que j’étais libre et qu’il y avait des portes partout (qui s’ouvraient pas automatiquement), je me cassais la figure régulièrement. Moi qui croyais avoir le champ libre et faire comme je le voulais quand je le voulais. C’était une conséquence directe de mon déni du côté gauche ainsi que de la perte de mon champ de vision gauche. Je me suis rendu compte, dans cet appartement de liberté, que je ne pourrais pas tout faire, comme je l’entendais, comme je l’imaginais dans mon monde idéal.
Prendre conscience de ses limites en ayant le nez collé dessus tous les jours et continuer à étudier en même temps, c’était pas chose facile. Essayer de trouver des compromis pour contourner les problèmes ne l’était pas non plus, cependant, j’y suis toujours parvenue. En contournant, en imaginant, en tombant surtout, j’ai même réussi à tromper mon cerveau!
J’aurais aimé courir pieds nus dans le sable sur la plage ou dans les prés, mais il a fallu que j’achète la paix avec mon médecin en portant ma grosse Bertha d’orthèse le jour. Mais le soir, à la maison, c’était moi qui avais la paix, je m’entraînais à marcher sans elle. Je m’entraînais tous les soirs de cette façon. Mon but? M’en débarrasser. Ça a fini par me prendre plus ou moins dix ans, mais j’ai atteint mon but.
Lorsqu’on vit une situation de handicap, il y a plusieurs deuils à faire et ce, à différents niveaux. Mes plus gros deuils ont été de ne plus courir, sauter ou faire de ski. Me rendre compte aussi que je ne pourrais jamais conduire m’est passé de travers. Par contre, avec un triporteur, la pilule passait mieux. Le deuil aussi de toujours avoir une étrangère dans tes affaires pour faire le ménage et le lavage sans te juger, c’est spécial et dérangeant au début. On s’habitue. Je suis capable aujourd’hui de faire certaines activités du quotidien, mais ce qui reste encore aujourd’hui difficile, c’est de demander de l’aide. Heureusement pour moi, avec les années, je me suis construit un réseau d’aide pour déplacer les meubles, poser l’air climatisé, peinturer, vivre t’sais!
Le fait de pouvoir m’entraîner m’a donné l’audace de me donner un défi de taille : à trente ans, je voulais avoir une paire fonctionnelle, mes bras ou mes jambes. Finalement, à trente ans, j’avais mes jambes, pas à cent pour cent, mais je marchais bien sans orthèse et en bottillon à talon à part ça, ma chère! Le fait de toujours avoir repoussé ce qui serait en apparence une limite m’a permis de grandir et de dépasser facilement les attentes des médecins par rapport à ma condition et à ma récupération. Il y a quinze ans, j’ai fait la découverte d’un gym adapté pour les personnes ayant une limitation physique : Viomax. C’est un organisme sans but lucratif qui vit de subventions. Il fait partie du Centre de réadaptation Lucie-Bruneau. Enfin une place où l’on peut s’entraîner de façon sécuritaire sans regards lourds de pensées…Vive la différence! Un gros merci à monsieur Claude Lefrancois, fondateur du gym, qui me permet, ainsi qu’à bien d’autre monde, de m’épanouir par le biais de l’activité physique. Apprendre à vivre avec nos deuils, mais aussi apprendre à avoir la volonté de se dépasser, ça n’a pas de prix.
Depuis l’épisode de la chaise de jardin, depuis l’apprentissage de ma nouvelle vie en appartement, avec mes limites mais aussi avec mes forces, j’appelle le 9-1-1 lorsque je tombe et que je me fais mal. La liberté à ma mesure, un pas après l’autre, avec l’intelligence de crier au secours quand il le faut. Je me souviens en souriant d’une anecdote : au début, lors de mon arrivée, j’avais un meuble à micro-onde blanc. Un jour, je me suis enfargé et je me suis cognée tout le côté de la mâchoire. J’ai vu une constellation d’étoiles! J’ai appelé le 9-1-1 et juste avant de partir en ambulance, j’ai téléphoné à mes parents pour leur dire : faites-vous en pas, je suis tombée, je me suis fait mal et je pars en ambulance à l’hôpital Jean-Talon. Ils sont arrivés avant moi qui reste pourtant à dix minutes de là alors que mes parents demeuraient à cette époque à Tétreaultville! Je pense que mon père a pris son auto pour un avion! Mes parents sont aujourd’hui divorcés, mais ils sont tout aussi présents pour moi. Merci de m’avoir lu. Je vous offre une parcelle de mon expérience de vie et de mon apprentissage de celle-ci.
Dominique Riel