Combattre le syndrome de la roue
Combattre le syndrome de la roue, par Daniel Lepage
Note: certaines formulations peuvent être propres à la langue orale.
Qui suis-je? Un type normal. Longtemps debout. Maintenant assis plus souvent qu’autrement. À l’aube de la cinquantaine, l’homme habile et agile, qui marche, roule, frappe la balle, danse jusqu’au petit matin, a vu sa vie basculer. Sensations de raideur dans les jambes, perte d’équilibre, inquiétude, fin du monde… Ce qu’on imagine arriver aux autres m’a frappé de plein fouet. Le diagnostic? Maladie neurologique rare qui fait en sorte que je n’ai pas d’équilibre. Après la canne, il y a eu deux cannes, puis une marchette… La marchette, ça va. Mais on s’entend qu’en terme de mobilité il y a plus rapide… Du coup, mes déplacements à l’extérieur se sont faits majoritairement en fauteuil roulant.
La souplesse, les habiletés et la force demeurent. Je n’ai pas l’air en mauvaise santé ni de souffrir d’une quelconque manière. J’utilise le fauteuil pour la fluidité, la rapidité, et l’efficacité. Et qui plus est, je peux l’agrémenter d’une panoplie de gadgets sophistiqués et performants comme à l’époque de mes diverses pratiques sportives. Mon fauteuil, je l’apprécie et je le trouve beau. En plus, sur une surface sans aspérité, rouler n’est que source de plaisir! Le Grand Tour Vélo Québec, c’est derrière moi, mais je danse encore et toujours.
Fondu au noir… Musique dramatique, bruits grinçants. Une épaisse brume recouvre le sol. Au loin, un homme émerge dans la lumière. L’homme est malheureux. Il roule péniblement. Traits tirés. Sa vie est finie. Il est cloué dans un fauteuil. Moche le fauteuil. Comme ceux qu’on voit chez Métro ou chez IKEA. Ben voilà… vous êtes cinéaste et souhaitez exprimer l’extrême malheur et la déconfiture de votre personnage principal? Il suffit de l’assoir dans un fauteuil roulant, ne cherchez pas plus loin! C’est souvent l’image la plus utilisée et la plus percutante au cinéma pour représenter la défaite la plus amère, le malheur le plus inexorable, voire la déchéance la plus totale. Il n’en faut pas plus. L’enfant sublime le fauteuil, il veut s’y assoir, pousse les roues, émerveillé. Il est tout sourire! Un enfant s’amuse avec si peu. Puis, le temps passe, la curiosité cède la place au malaise. De fait, la majorité des adultes y voient le signe de tous les malheurs, jumelé à tout un éventail de réflexions et d’agissements des plus stéréotypés.
Pour la plupart des gens, si on circule à l’aide d’un fauteuil roulant on est forcément :
souffrant, diminué, en difficulté, en besoin d’aide, malheureux, déficient… Vous en voulez quelques illustrations?
Élections municipales, automne 2013. Bureau de scrutin. Je viens remplir, fièrement, mon devoir de citoyen. Pour le monsieur qui est à l’accueil cependant, ça ne semble pas être une évidence.
– Est-ce que vous votez tous les deux?
Il regarde ma conjointe qui, visiblement à ses yeux, représente « la » personne responsable du couple. Un peu étonnés, nous (de quoi je me mêle?) répondons que oui, cela va de soi. Arrivé à la table près de l’isoloir, la dame responsable me demande si j’ai besoin d’aide pour inscrire mon vote.
– J’ai pu me rendre jusqu’à la table, vous donnez mon nom, mes cartes d’identification et j’aurais peut-être besoin d’aide pour voter dans l’isoloir?
Aurais-je un handicap apparent qui échappe à mon attention et que j’aurais de la difficulté à dissimuler ?
– On ne peut pas savoir, me précise la dame.
Bon, si elle le dit…
Achat d’une nouvelle voiture, printemps 2015. Concessionnaire automobile. Je m’apprête à sortir mon fauteuil de la voiture à l’aide de mon super gadget (ben oui, encore un gadget!) qui n’est pas sans attirer les regards. Un « Chair Topper » qui permet de ranger un fauteuil roulant pliant dans une boite montée sur le toit de la voiture, le tout commandé à l’aide d’une manette que je contrôle à l’intérieur de la voiture. Ne me reste plus qu’à mettre le fauteuil en position et me transférer sur celui-ci. Un monsieur en pâmoison s’approche de moi totalement ravi d’examiner cette fabuleuse mécanique. S’ensuit inévitablement l’ « encouragement » de circonstance :
– C’est ça qu’y faut! Y faut sortir! Ne pas rester dans la maison! Faut pas se laisser abattre !
Et le coup fatal, l’inévitable, la goutte qui fait déborder le vase…
– Bonne journée mon gars, t’es un champion!
– Oui, d’accord, merci!
C’est bien connu, juste le fait de sortir à l’extérieur de la maison en fauteuil roulant fait de toi un super héros, c’est bien évident. Quand même… Il existe bien d’autres façons d’exercer son rôle de champion! Je pratique plusieurs sports en fauteuil roulant : l’ultimate frisbee, le volleyball et, plus récemment, le pickleball. Si les sports adaptés pour joueurs en fauteuil roulant peuvent susciter une certaine dose de curiosité – ne serait-ce que pour visualiser les adaptations aux règles du jeu – les remarques diffèrent largement d’une personne à l’autre. Encore là, le côté « champion » a la cote. Le seul fait d’être là, sur le terrain de jeu, semble relever d’une ténacité exemplaire et ta détermination devient quelque chose de tellement « inspirant », de « courageux ». Tout ce que ça demande comme effort, comme organisation, comme volonté, etc. Le seul hic, c’est que pour tous les joueurs présents, il n’y a qu’un seul et unique leitmotiv : avoir envie d’aller pratiquer un sport, de jouer en équipe, de s’amuser et prendre une bonne bière fraiche après l’effort.
Centre d’achats. Une journée comme tant d’autres. Le statut de « champion » fait maintenant place a celui de demoiselle en détresse. Si par malheur j’échappe un papier par terre, me voilà transformé en jeune princesse entourée de ses nombreux soupirants! J’ai beau avoir les bras assez longs – peut-être même un peu trop de fait, mais bon passons – la rapidité avec laquelle on ramasse le papier pour moi est stupéfiante. Même chose si je dépose mes gants par terre pendant que j’attache mon manteau. Ça va de soi qu’ils sont tombés contre ma volonté. Que voulez-vous, j’attise une courtoisie extrême!
Comme si ce n’était pas assez, il m’arrive même de me distinguer comme fomenteur de malaises. Car si je suis en mesure d’ouvrir la plupart du temps les portes sans aide, à l’occasion je vais même jusqu’à tenir la porte pour une autre personne! Humm… entorse à la hiérarchie, semble-t-il. Rapidement, un parfum d’embarras se répand dans l’atmosphère. Il est vrai que même au cinéma, cette scène est peu commune. Nul besoin de souligner que quand je pousse d’une main mon panier d’épicerie tout en conduisant mon fauteuil de l’autre, j’ai l’air particulièrement dans le trouble. Là non plus, je ne suis pas en manque de service à la clientèle. J’irais même jusqu’à dire qu’une bonne partie de la clientèle voudrait être à mon service!
C’est mon histoire. Tout comme chaque personne, debout ou assise, a sa propre histoire. Et je ne suis pas irrité par ces attitudes. Au contraire (même s’il m’arrive de sourire en mon for intérieur), j’apprécie la gentillesse et le dévouement de ces personnes et les en remercie. De plus, je ne peux qu’encourager l’esprit d’entraide qui motive de telles attentions, bien conscient qu’effectivement plusieurs personnes à mobilité réduite en ont besoin. Mais ce qui me frappe, c’est le manque de perspicacité ou de discernement des gens en général… Une personne âgée, malade, ou qui aurait un problème physique quelconque, n’engendre jamais autant de préjugés qu’une personne en fauteuil roulant.
Les comportements stéréotypés cités plus haut ne sont que la pointe de l’iceberg. Il y en a d’autres, plus déplaisants encore, que toutes les personnes en fauteuil roulant ont vécu un jour ou l’autre : se faire parler plus fort que la normale (surtout dans le milieu de la santé), voir une personne en service poser une question qui vous concerne à la personne qui vous accompagne ou encore se faire « pousser » ou aider sans que vous ayez demandé quoi que ce soit. Et c’est sans parler de la réflexion parfois mal dissimulée qui veut que vous soyez malheureux sans même qu’on vous ait adressé un mot ou posé une seule question.
L’image toute faite, ultra stéréotypée, des personnes en fauteuil roulant est déplorable. Image qui vient trop facilement à l’esprit de la majorité des gens, que ce soit dans la vie de tous les jours ou dans la fiction (télé, cinéma, etc.). Remettre en question les idées préconçues sur les personnes affichant un handicap physique visible devrait être à l’ordre du jour pour tous. Observer, réfléchir et s’informer avant d’agir. Dans un hypothétique manuel destiné aux personnes debout intitulé 57 trucs et astuces pour une bonne relation au quotidien, on trouverait à la Leçon 27 : Si vous êtes un de ces jours particulièrement enrhumé… ça ne veut pas dire que vous avez forcément besoin que j’attache votre manteau…